Extraits retranscrits d’une rencontre entre des spectateur.rice.s et Maboula Soumahoro, tenue le mardi 6 octobre 2020, pour la première du « Iench » de Eva Doumbia au Théâtre des deux rives, CDN de Normandie-Rouen.
Maboula Soumahoro © DR
« On est là.
Tout le monde est là.
Alors, qu’est-ce qu’on va faire les uns des autres ? »Maboula Soumahoro
Angliciste française d’origine ivoirienne. Chercheuse, maître de conférences à l’université de Tours, Maboula Soumahoro est spécialiste en études étatsuniennes, africaines américaines et en Africana Studies ou études de la diaspora noire africaine (monde Atlantique). Elle est également proche des causes antiracistes et afroféministes.
Nous avions proposé à Maboula Soumahoro de venir parler de son dernier livre Le Triangle et l’hexagone (La Découverte). Œuvre où s’entrelacent des réflexions scientifiques, historiques mais aussi personnelles. Cette rencontre passionnante fut l’occasion d’aborder ensemble certains grands débats du moment, celui notamment de la violence raciste, de ses racines historiques et géopolitiques.
[Enregistrement à 35:50]
Un.e spectateur.rice…Oui sur l’universalisme, une certaine universalité… Vous avez écrit votre livre avant tous les événements Georges Floyd etc. Est-ce que toutes les histoires qui se passent aux Etats-Unis et qui rebondissent chez nous ne disent pas justement que l’universalisme, le siècle des Lumières tel qu’on l’a rêvé, ont du mal à exister dans les faits ?
Maboula SoumahoroIls n’existent pas. Ils n’existent pas… Je ne sais pas ce qu’il y a de si problématique à déclarer cela… Mais vous avez raison de pointer l’actualité, enfin toute la séquence qui a commencé depuis la fin du printemps de cette année, qui est… alors, ça dépend des points de vue mais… qui peut… ne pas être surprenante, en fait. Il y a des personnes qui vont dire : « oui effectivement, ça colle à l’actualité », oui, mais 2020, 2019, 2018 ? 2017 ? 2016 ?… 2015 ? 2014 ? 1900 ? 1800 ? 1600 ? Enfin, on peut remonter loin ! (rires dans la salle)
Et il se trouve que là, on s’est retrouvé dans une configuration qu’on pourrait dire un peu « magique » qui a fait qu’il y a eu une explosion, et qui a rendu certains sujets inévitables, mais ces sujets existent depuis… (temps)
Mais sur l’universalisme, puisque, apparemment, il ne faudrait pas dire ça… Quand je dis que l’universalisme n’existe pas, je ne dis pas qu’il ne devrait pas exister. Je dis simplement qu’on ne peut pas se cacher derrière une théorie ou derrière un idéal, qui est magnifique, pour masquer une réalité et donc des pratiques complètement contraires à ce qui est prôné.
Je veux dire, on ne peut pas, et on le pourra de moins en moins. Donc évidemment on peut parler de cette séquence 2020, mais comme je l’ai dit, on peut remonter à des décennies en arrière, à des siècles en arrière.
Enfin, tous ces événements s’inscrivent dans une histoire très précise qui est méconnue, mal connue, ignorée… Voilà. Donc l’universalisme n’existe pas et ce n’est pas un scoop… pour certains, pour certaines ce n’est pas un scoop…
Pour d’autres : c’est la découverte du siècle (rires dans la salle)
Bon… Mais tant qu’on ne sera pas justement d’accord ni capables de s’entendre les uns les autres, de toute façon il y aura un problème.
Il ne s’agit pas de se coincer dans une posture qui dirait : « moi j’ai raison et c’est fini », non. Je pense que j’ai raison, mais ce que je veux dire c’est que, moi j’existe, je pense comme je pense, je travaille sur les sujets qui m’intéressent… et il y a d’autres personnes qui pensent différemment. Et on tous là. Personne ne va partir. Donc la question qui se pose est : Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’il faut qu’on parvienne à faire ensemble ? Personne ne va partir. Donc il faut qu’on puisse s’écouter.
Mais je pense que même dans cette écoute, quand on est dans ce qu’on appelle le mainstream ou dans tout ce qui est dans, je ne sais pas, ce qui est perçu comme normal, classique, c’est l’ensemble de la France qui y a accès : tout le monde est allé à l’école, a un socle commun de culture.
Après, il y a d’autres personnes qui ont également étudié d’autres choses. Ce sont donc ces personnes-là qui connaissent plus de choses… j’ai envie de dire… nous, la culture classique, on la connaît. On la connaît, on la comprend. On peut la déchiffrer, l’analyser, la chérir ou la rejeter… Mais il y a plein d’autres choses que j’ai l’impression de connaître et qui ne sont absolument pas connues par les autres. Donc : où est le déficit de connaissance ? Moi, des langues réelles et symboliques, j’en parle plusieurs… Des langues sociales, des codes, des façons d’être différentes, j’en connais plusieurs. Il y en a qui n’en connaisse qu’une seule. Et c’est ce « seul » qui devrait compter ? Mais ce n’est pas possible. C’est de moins en moins possible.
On ne va pas se cacher derrière la question de l’immigration quand la question qui est posée c’est celle de la citoyenneté.Maboula Soumahoro
Parce que tout ce qui s’est déroulé en vérité, premièrement dans ces territoires qu’on appelle les territoires d’Outre-mer, et qui ensuite s’est déployé au sein de la France hexagonale dans les territoires périphériques, fait que la périphérie, quelle qu’elle soit, se rapproche de plus en plus du centre, et que le centre ne peut plus ignorer ces « périphéries ». Il ne peut plus.
Ce n’est plus possible, ce n’est plus tenable. On ne va pas se cacher derrière la question de l’immigration quand la question qui est posée c’est celle de la citoyenneté.
On ne va pas se cacher derrière la question de la xénophobie, c’est-à-dire la haine de l’étranger, quand les personnes haïes ne sont pas des étrangers… Ne sont pas des étrangers… La plupart du temps : ne sont pas des étrangers… Voilà.
Donc un moment il va falloir pouvoir parler honnêtement, sans masque, c’est difficile en ce moment mais (rires dans la salle) mais voilà…
Et discuter rationnellement. Rationnellement, parce que ce sont des questions et des thématiques qui nous affectent tous et toutes à partir du moment où on est bloqués là en fait.
On est là hein.
Tout le monde est là.
Alors qu’est-ce qu’on va faire les uns des autres ?
© Éditions La découverte
Un.e spectateur.riceMoi je voulais dire que j’avais beaucoup aimé votre livre…
M. SoumahoroMerci…
Un.e spectateur.rice…justement avec ce mélange de données scientifiques, théoriques solides et aussi personnelles… j’ai complètement halluciné quand votre directrice de thèse vous déboute avec des arguments complètement fous, plus la scène du plateau télé c’est encore plus hallucinant… mais… justement j’ai deux questions, on est tous là, qu’est-ce qu’on fait ? Comment on peut faire, Blancs, Noirs, Jaunes etc… pour surmonter ce racisme et installer vraiment une citoyenneté ? non pas universaliste mais universelle et mondiale ? ça c’est une première question, et deuxième question, p. 52-53, vous citez Hartman, alors désolée je n’ai pas fait toutes les recherches que j’aurais dû faire mais bon (rires) où elle explique les différences à chaque étape de la vie : les Noirs courent deux fois plus de risque de mourir que les Blancs, dans la ville ou je résiste… euh ou je réside, où je résiste aussi d’ailleurs… bon bref… est-ce qu’il y a la même chose, des données pareilles, pour la France ?
M. SoumahoroJe vais commencer par la deuxième question, ces données-là sont très répandues aux Etats-Unis, elles sont collectées par le biais du recensement, régulièrement.
Depuis la France, on regarde les Etats-Unis et on se dit qu’on les connait bien, depuis longtemps. Moi, je ne suis pas persuadée qu’on les connaisse si bien depuis longtemps…
Et on décrit souvent les Etats-Unis comme un pays de communautés, un pays de : « communautarisme ». Les Etats-Unis sont un pays de communautés et ce n’est rien de le dire, c’est juste un fait historique : plusieurs communautés ont migré vers ce territoire et ont fondé des Etats, des Etats individuels sur un ensemble de valeurs qui était spécifique, c’est-à-dire que, quand on parle du communautarisme des Etats-Unis : on n’est pas en train de parler des puritains qui sont arrivés en 1620 et qui ont essayé de fonder des théocraties en Nouvelle Angleterre…
On pourrait très bien parler aussi de la Virginie, première colonie pérenne dans ce qui sera le futur territoire des Etats-Unis en 1607, et qui était une entreprise. La Virginie a été financée par un conglomérat d’entreprises britanniques qui ont investi dans l’exploitation de ressources naturelles. Vous voyez ce que je veux dire ?
Après, vous pouvez prendre la communauté africaine américaine, qui est principalement descendante d’esclaves, même s’il y a toujours eu parmi eux 10% de Noirs libres, libres du départ jusqu’à l’abolition de l’esclavage. Bon… Et est-ce qu’on a le temps de parler des amérindiens qui étaient là de toute façon ? Voilà… Et ensuite, toutes les vagues de migrations connues, les irlandais etc. Donc il y a plein de communautés, et à chaque fois qu’on parle de communautarisme aux Etats-Unis on parle toujours d’un certain communautarisme. On parle d’une minorité, des minorités. Pas d’une communauté : des minorités.
Et les minorités sont les seules communautés qui dérangent.
La communauté des WASP par exemple ne dérange pas, pourtant c’est une communauté. Vous voyez ?
Tout ça pour dire que Hartman, quand elle a accès à ces données statistiques, sociologiques, elle n’a qu’à regarder le recensement, ce qui serait l’équivalent de l’Insee et qui reconnait l’existence de ces groupes ethniques, de ces groupes raciaux, sociaux, de ces identités liées au genre, voilà, ça se fait, et c’est assumé.
En France hexagonale ce n’est pas assumé, et ça n’existerait pas puisque nous sommes tous les mêmes, puisque nous sommes dans une république universaliste.
Et donc, la seule différence qui compterait en France serait celle qui opposerait les citoyens français aux étrangers. Ça, ça compte. On peut dire : il y a des étrangers et il y a des français. Mais une fois qu’on a « des français », eh bien, ça ne servirait à rien de savoir qui ils sont… Même si évidemment ça change, même si ces données-là elles ne sont pas pratiquées…
Après il y a des choses qui sont faites… on ne peut pas collecter des données avec les noms, voilà, c’est ça… mais il y a des gens, des sociologues qui se sont intéressés à ça… Surtout, on pourrait se rappeler plusieurs choses, premièrement que c’est quelque chose qui est plutôt récent dans l’histoire hexagonale : on a déjà collecté des informations ethniques, religieuses, on peut remonter à la Shoa par exemple, à la deuxième guerre mondiale, ce sont des moments où des fichiers ont été constitués – et évidemment ça n’était pas une bonne idée ! Mais c’est ce qu’on a fait, et surtout dans l’histoire coloniale, on sait exactement qui étaient les musulmans, les non-musulmans, qui étaient telles personnes affiliées à telle ethnie – c’est pour ça qu’en France on est si prompt à utiliser le terme ethnique plus que racial. On ne va jamais dire il s’agit de race, par contre on entend souvent les personnes parler d’ethnie. Mais je mets quelqu’un au défi de savoir si je suis Dioula, si je suis Baoulé ou si… Ce n’est pas ça la question, je ne pense pas. Je ne pense pas que ce soit ça, la question. Vous voyez ?
C’est une question qui est posée, celle de la collecte des statistiques ethniques… il y a déjà eu des études menées par des sociologues qui se sont appuyés sur les noms de famille, sur les lieux de naissances, sur le lieu de naissance des parents… on est toujours en train de tourner autour du pot… Car si vous vous appuyez sur les noms de naissances, ou sur le nom des parents, qu’est-ce que vous faites des gens qui sont issus de la Guyane ? de la Martinique ? de la Guadeloupe, de la Réunion ? par exemple ? Qu’est-ce que vous faites d’eux ? Vous voyez ce que je veux dire ?
Et donc je pense que c’est ça : ce genre d’impossibilité qui révèle le silence qui pèse sur cette organisation qui est aussi raciale, la France est structurée de manière différente, mais on ne pourra pas continuer à faire fi aussi longtemps depuis l’hexagone de la race, on ne pourra pas.
Et ensuite pour votre première question : qu’est-ce qu’on fait ? moi je ne sais pas, j’ai déjà fait le livre ! (rires de la salle). Non mais, déjà si on en parle, si on en parle de manière honnête, ce qui ne veut pas dire que ce soit une démarche facile… Il va vraiment falloir en parler de manière honnête, et ouverte… et informée et responsable, mais en parler, ou je ne sais pas, l’écrire, le chanter, le jouer au théâtre, le montrer dans les films, voilà, que ça devienne un sujet commun, des sujets qui ont un accès égal, équitable à l’espace public. C’est ça, par exemple quand vous faites un film et que vous traitez d’un certain sujet est-ce que vous allez avoir ou ne pas avoir accès aux subventions du CNC ?
Si vous parlez d’un certain épisode de l’Histoire, est-ce que cet épisode va être disséminé dans les programmes scolaires ? C’est ça la question.
Si vous avez un profil professionnel qui apparait de telle ou telle manière, est-ce que vous serez désirable professionnellement ? est-ce qu’on va vous donner un boulot, un boulot bien payé ? ou est-ce que vous n’aurez que des contrats mal payés et des invitations infinies à faire du bénévolat ?
Un.e spectateur.riceQu’est-ce que vous pensez de cet effort qui est visible je trouve, dans les médias par exemple, à la télévision, dans les publicités où on voit de plus en plus de personnes noires ? par exemple sur les plateaux de télévision, des Noires qui sont présentateurs, dans la publicité maintenant, systématiquement il y a toutes les couleurs de peau… vous pensez que c’est une avancée ?
M. SoumahoroJe dirais que dans la publicité ce n’est pas systématique mais bien sûr qu’il y a des avancées, bien sûr. was tellement de choses à faire… Mais bien sûr que c’est bien… Mais il faut que ça continue. Et que ça continue plus fort, et plus vite. Et plus profondément et plus structurellement. Ça ne peut pas être des pincées de personnes, comme ça…
Ça, ce sont des individus qu’on prend, alors que c’est dans la structure, dans la profondeur, on parle d’institutions et de système… Comment… je ne sais pas moi, je ne suis pas une faiseuse mais, comment faire en sorte que nous ne soyons même plus au point de se dire : « il y a des avancées » ?
C’est normal. Et justement quand on a tous ces débats sur l’universalisme, si on était vraiment universaliste, on ne serait pas en train de dire qu’il y a les « avancées ». Parce qu’on dit qu’on ne remarque pas les couleurs… et maintenant on dit : « oui, mais maintenant il y a plus Noir.e.s », ah bon ? ça veut dire que vous n’aviez pas remarqué qu’avant il n’y avait que des Blancs ? (Rires dans la salle).
Vous voyez ce que je veux dire ? Donc bien sûr, s’il y a des avancées c’est bien, mais honnêtement c’est très très lent parce que ça fait des siècles que ça dure…
Un.e spectateur.riceMais c’est aussi une question d’éducation, et dès le plus jeune âge…
M. SoumahoroExactement, d’où la question systémique : qu’est-ce qu’on enseigne, comment on enseigne, comment on forme les enseignants…
Un.e spectateur.riceLes parents aussi ont un rôle à jouer…
M. SoumahoroOui bien sûr, tout le monde a un rôle à jouer, et les parents sont aussi ancrés dans des sociétés précises, les parents sont les reflets de la société où ils évoluent, vous voyez ce que je veux dire ? Il y a la part du personnel, de l’individuel, et il y a la part du collectif… Et il y a la part du pays, la part nationale, elle compte aussi…
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